Alertes, critères microbiologiques, contrôles des services de sécurité sanitaire, sont toujours sujets à préoccupation pour les acteurs des filières fromagères au lait cru françaises. La thèse de Mathilde Lagrola, soutenue en décembre 2022 à l’Université Paul Valéry – Montpellier 3 et dirigée par les anthropologues Pascale Moity-Maïzi et Elise Demeulenaere, décrit la construction du « sanitaire », un terme par laquelle elle fait à la fois référence à la qualité sanitaire des fromages recherchée par les acteurs des filières et à la surveillance de la sécurité sanitaire par les autorités de contrôle.

 

La dissémination et l’amplification des risques microbiologiques le long des chaînes de production et de distribution agroalimentaire constituent, aux côtés de celles d’autres risques comme le risque nucléaire ou les contaminants chimiques, l’un des traits de la « société du risque » contemporaine théorisée par le sociologue allemand Ulrich Beck.  La production des fromages au lait cru, dont l’innocuité pour la santé humaine est périodiquement questionnée dans les arènes médiatiques et les instances de négociation internationale des normes sanitaires, est un cas emblématique d’un processus de mise sous surveillance qui s’étend au-delà des bactéries, aux fromages, aux ateliers de production et aux producteurs eux-mêmes.

À l’aide d’une enquête ethnographique conduite en Auvergne et en Ariège et de la consultation d’un corpus de textes réglementaires et d’archives privées, la thèse rend compte de la construction du sanitaire à différentes échelles, depuis la fixation de critères microbiologiques au niveau national et international au début des années 1990, jusqu’aux négociations entre les producteurs fermiers et les inspecteurs des services de sécurité sanitaire de l’alimentation pendant les contrôles des ateliers fermiers. L’autrice esquisse d’abord une généalogie de la mise sous surveillance de la production fromagère au lait cru, où elle montre notamment comment l’adoption de critères microbiologiques au niveau international est déclenchée par des crises sanitaires et en particulier par des épisodes de listérioses. Les résultats montrent également que les pratiques des producteurs pour produire un lait et fabriquer un fromage sans danger pour la santé humaine ne se limitent pas à des actes de nettoyage et révèlent un rapport au vivant visible et invisible entre soin, maîtrise et contrôle. Ils montrent également les tensions du métier d’inspecteur de sécurité sanitaire des aliments, entre harmonisation et adaptation à la singularité des exploitations.

A l’aide d’une comparaison entre deux territoires contrastés, l’autrice met en lumière le rôle de différentes organisations collectives de producteurs fromagers fermiers dans la construction du sanitaire. C’est d’abord l’Interprofession du Saint-Nectaire (ISN), première appellation d’origine protégée fermière en volume au niveau européen, et l’Association des Fromagers Fermiers et Artisanaux des Pyrénées (AFFAP) présente dans le département de l’Ariège, où se sont installés depuis les années 1980 de nombreux petits élevages caprins et bovins ancrés dans des circuits de commercialisation locaux. Depuis les années 1990, l’ISN s’implique dans la mise en conformité des exploitations fermières à la réglementation européenne, par la mise aux normes des ateliers et la mise en place de protocoles de mesures collectifs des microorganismes. Elaborés dans un dialogue entre l’interprofession et les services de contrôle, les documents et procédures ont valeur de référence lors des contrôles et des alertes : ils deviennent, pour l’autrice, des « quasi-normes ». Si pour les acteurs, l’intensification des mesures microbiologiques est justifiée par les caractéristiques du Saint-Nectaire, plus propice que d’autres fromages au développement des bactéries pathogènes, ce processus exacerbe la crainte des alertes et les pratiques de désinfection et de mise à distance des pathogènes.

En Ariège, à partir du milieu des années 1980, c’est la validité des pratiques de fabrication fermière face aux inspecteurs des services de contrôle qui est défendue par les membres de l’AFFAP récemment créée : ils proposent d’évaluer dans le contexte de petites productions fermières au lait cru des procédures et des concepts pensés pour une échelle industrielle, telle la marche en avant et l’analyse des risques (HACCP). La « maîtrise » des producteurs fromagers fermiers émerge comme la pierre angulaire de la confiance au sein d’un enchevêtrement d’acteurs et d’entités (producteurs, inspecteurs, lait, microorganismes, animaux). Si elle englobe les attentes en matière d’analyses, de traçabilité et de réactivité exigées par la réglementation, la maîtrise est toutefois plus globale : c’est celle de la production du lait, des savoirs pratiques de l’élevage à la transformation, qui nécessite une vigilance et un souci de soin pour l’ensemble des vivants et des objets de la ferme. Par leur appui à la mise en conformité avec les exigences réglementaires de sécurité sanitaire, les organisations collectives de producteurs ont acquis un rôle d’intermédiaire de confiance entre les autorités de contrôle et les producteurs fermiers. Elles participent à des traductions différenciées du sanitaire, adaptées à des configurations sociales, économiques et techniques singulières au sein des filières et des territoires, et à ce que l’autrice qualifie de culture territorialisée du sanitaire.

La thèse souligne également l’intrication entre les enjeux économiques des filières et leur surveillance sanitaire. Si à l’échelle internationale, les exigences réglementaires en matière de sécurité sanitaire visent à la fois à limiter les risques d’intoxication alimentaires et à faciliter les échanges de marchandises, c’est aussi le cas à l’échelle des filières : l’intensification de la surveillance sanitaire constitue une garantie pour commercialiser des fromages sur des circuits étendus. Au sein de la filière Saint-Nectaire, les procédures rassurent les membres de la filière face au risque d’une crise sanitaire qui mettrait à mal l’image du produit et menacerait leur activité. Au contraire, en Ariège, la commercialisation sur des circuits locaux s’accompagne d’une inquiétude moins vivace pour les microorganismes pathogènes, et d’autres attentes émergent parmi les producteurs pour fabriquer un « fromage qui convient », notamment celle d’une santé plus globale, qui inclut l’environnement de la ferme et le respect de la biodiversité.

Présentés le 11 janvier devant le groupe « lait cru » du Comité national des appellations d’origine laitières, agroalimentaires et forestières, ces résultats de recherche ont ouvert le débat sur le rôle des syndicats d’appellation dans la surveillance du sanitaire, les craintes des microorganismes pathogènes et l’intensification des pratiques de désinfection dans la production fromagère fermière au lait cru. Ils ouvrent des perspectives de recherche au-delà de la production fermière, dans les élevages laitiers et chez les transformateurs, et dans la voie d’approches alternatives du sanitaire inspirées par les concepts de Santé globale (One Health).

 


Pour plus d’information

Mathilde Lagrola : mathilde.lagrola@gmail.com

Elise Demeulenaere : elise.demeulenaere@mnhn.fr